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Bof.

C’est sans doute là un trait de perversion profonde de ma part, une forme de cruauté gratuite mais autorisée, car elle n’existe que par procuration, voire, peut-être, une recherche de réassurance sur mes propres fêlures au prisme de celles des autres, mais je n’y peux rien : j’adore les mauvaises critiques de restaurants. Je ne suis d’ailleurs pas la seule, si j’en crois le simple fait que ce genre littéraire non seulement existe encore dans un monde où ont disparu bien d’autres modes d’expression poétiques, mais, en plus, qu’il a toujours la part belle aussi bien dans les magazines spécialisés que sur les réseaux sociaux. Tout ça pour dire que j’adore lire les détails douloureux de l’expérience des critiques gastronomiques qui passent un mauvais moment, surtout quand j’ai la certitude que je ne devrai jamais endurer les tortures imposées par les restaurants auxquels ils taillent une réputation. Ce qui m’amène tout naturellement à Estela, où nous avons mangé samedi dernier. 

Il y a un peu plus d’un mois, je m’étais mise en quête d’un endroit où fêter nos six mois de mariage (six mois, déjà, alors que j’ai l’impression que c’était simultanément hier et il y a mille ans). J’avais alors consulté la liste des restaurants de New York étoilés au Guide Michelin, ce qui m’avait ensuite plongée dans une session frénétique d’étude de marché pour trouver celui qui offrirait le meilleur rapport qualité/prix. Ici, on considère souvent qu’un bon restaurant doit être un endroit où il est difficile d’obtenir une réservation à moins de s’y prendre bien en avance, et comme Estela proclamait sur son site Internet disposer d’un menu de midi accessible tout en n’ayant aucune table disponible dans les trois semaines à venir, et présentait d’autre part une série de recommandations dithyrambiques sur Google, je pensais avoir déniché le candidat idéal et j’avais donc promptement réservé.

Pour vous donner une idée de ce à quoi je m’attendais, voici ce que le Guide Michelin avait à en dire

Le talentueux chef derrière cette opération, Ignacio Mattos, est d’une cohérence inébranlable dans ses interprétations créatives de plats aussi audacieux et emblématiques que les boulettes de ricotta aux champignons et Pecorino sardo. Le menu propose également une gamme d’assiettes à partager qui change régulièrement.

(ma traduction)

Il y avait de quoi en saliver d’avance. 

Nous nous sommes donc mis en route pour SoHo (au sud de Manhattan) en ce samedi pluvieux pour aller déguster quelques-unes des spécialités annoncées sur la carte, avec l’espoir naïf et implicite qu’une bonne assiette nous remonterait un peu le moral après les derniers événements. Et il faut rendre à César ce qui appartient à César : si la joie n’était pas au menu ce jour-là, nous avons tout de même été distraits, même si ce n’était pas du tout de la manière dont nous l’espérions. 

Arrivés trempés à la porte du restaurant, situé en haut des marches d’un des petits immeubles à quatre étages typiques du quartier, nous avons donc commencé par dégouliner pendant trois bonnes minutes sur le paillasson, à attendre que l’hôtesse d’accueil daigne reconnaître notre existence, tandis que des serveurs exaspérés par le fait que nous occupions de l’espace utile dans une si petite pièce nous bousculaient pour accéder au bar. 

Déjà là, j’ai failli faire demi-tour, et j’aurais bien fait de suivre mon instinct. Quand l’hôtesse a finalement décidé de s’enquérir des raisons de notre présence (j’ai failli répondre que j’étais là pour une visite de contrôle et un détartrage, mais je suis à peu près sûre que si j’avais tenté une blague, elle aurait sorti un fusil de derrière son pupitre et m’aurait exécutée sommairement devant tout le monde), les choses se sont enchaînées dans le chaos. L’affront que constituait notre existence a été assigné à l’un des serveurs qui avait roulé des yeux en nous bousculant pour passer sa commande au bar, lequel nous a amené à notre table dans un coin. Chez Estela, tout l’espace est rentabilisé au maximum, et je n’ai donc pu m’asseoir qu’au prix de nombreux soupirs de la part du serveur qui a dû déplacer la table voisine de la nôtre afin que je puisse me glisser jusqu’à la banquette. 

De là, et sans réelle surprise, les choses n’ont fait que se dégrader. 

J’ai bien conscience qu’il y a des différences culturelles fondamentales et irréconciliables entre les Américains et les Européens. Les Européens, par exemple, aiment avoir un service de santé dont la vocation n’est pas d’activement les mettre en faillite personnelle pour le reste de leur vie, et envoyer leurs enfants dans des écoles où ils ne risquent pas de mourir dans une attaque à main armée ; les Américains, de leur côté, aiment les réseaux de transports en commun qui n’ont pas été conçus par des psychopathes en pleine descente de LSD, et les employés des services publics qui répondent aux questions qu’ils se posent sans avoir à les supplier. Une autre différence qui continue de me choquer, et je ne sais pas si je pourrai un jour m’y faire, c’est le niveau de bruit que sont capables de produire les Américains lorsqu’ils sont au restaurant, mais force est de constater que ce n’est pas entièrement de leur faute. 

Chez Estela, la musique diffusée dans la salle va fort. Très fort. Ce qui fait que les clients ne s’entendent pas discuter ; il leur faut donc parler au-dessus de la musique s’ils veulent se comprendre, ce qui, vu leur penchant naturel pour le bruit, les encourage en fait à crier. En conséquence, le personnel augmente donc le volume de la musique, et le résultat, pour un observateur extérieur, est un volume sonore comparable à celui d’un concert des Guns and Roses au deuxième rang. Et je n’ai rien contre les Guns, je suis même plutôt fan, c’est juste que j’éprouverais sans doute un certain inconfort si j’essayais de manger du homard pendant qu’un baffle diffuse Welcome to the Jungle à toute berzingue à côté de mon oreille. 

Ce qui est fascinant dans toute cette histoire, c’est que j’ai eu tout le loisir de me livrer à cette réflexion en temps réel, parce qu’après nous avoir conduit à notre table, notre serveur a disparu pendant une demi-heure. Personne ne nous a demandé ce que nous voulions boire, et nous avons donc pu étudier toute la carte par cœur ; malheureusement, comme d’autre part personne ne nous en avait expliqué le fonctionnement, nous n’étions pas plus préparés à commander que si nous ne l’avions eu en mains que pendant trente secondes. Nous avons donc passé le temps à regarder autour de nous, mais il n’y avait pas grand chose à voir de toute façon, et j’ai recommencé à me dire qu’on ferait mieux de partir. Jon, que j’aime de tout mon être mais qui peut parfois être un peu dérangé, commençait à s’amuser follement de la médiocrité de l’expérience, et voulait rester pour voir jusqu’où ça irait. 

Quand notre serveur s’est finalement souvenu de nous et est venu prendre notre commande de boissons (une bière pour Jon qui trouvait ça incroyable qu’on la serve en canette dans un étoilé et ne voulait pas rater ça, un Bloody Mary pour moi parce que je refusais d’affronter le reste du repas sans un minimum de vodka dans le sang), il nous a aussi demandé ce qu’on voulait manger ; c’est l’habitude ici de commander l’ensemble du repas en une fois, et honnêtement, en temps normal, je trouve ça pratique. Mais c’était sans compter sur la bizarrerie locale (dont avait manifestement oublié de nous informer le serveur en jetant les menus sur la table) qui consiste à ne pas commander des plats individuels, mais plutôt des assiettes à partager pour l’ensemble de la table, ce qui change inévitablement la structure du repas, mais avec une contrainte de temps inflexible : il fallait commander tous les plats immédiatement, dans la seconde, et sans possibilité aucune d’en demander d’autres par la suite. « Normalement, pour deux personnes, les gens en prennent quatre », nous a-t-il informé. Pris de panique, mais avec tout de même la présence d’esprit de ne pas prolonger notre souffrance plus que nécessaire, nous avons opté pour deux plats, en nous disant que nous irions manger le dessert dans un diner plus tard. 

C’est là qu’on a commencé à rigoler, pendant ces 20 minutes qu’ont passé nos boissons à attendre sur le bar que quelqu’un vienne les chercher, et alors que nous boulottions distraitement tout le pain (qui était très bon, ceci dit) parce que nous commencions sérieusement à avoir faim. Le premier plat a fini par arriver en même temps que nos boissons (la bière de Jon avait depuis longtemps dépassé sa date de péremption, mon Bloody Mary goûtait très majoritairement la fish sauce et rien d’autre), ce qui m’a paru un peu surprenant puisqu’étant donné que nous avions été contraints de commander les plats façon tapas, nous nous attendions aussi à les recevoir en même temps. Mais non ; ç’aurait été trop simple. L’assiette de charcuterie (à 27 $) en elle-même était hilarante : six tranches de coppa, six tranches d’autre chose (on ne nous a jamais dit ce que c’était), et c’est tout. Zéro effort de présentation, même pas une petite branche de persil pour égayer l’affaire, rien. Quelqu’un de plus généreux que moi vous dirait que c’était sans doute à des fins de sobriété, pour mettre le produit en valeur. En ce qui me concerne, j’ai trouvé ça triste. La charcuterie était certes savoureuse, mais il n’y avait pas de quoi casser trois pattes à un canard non plus. 

Le plat suivant était intitulé « homard à la sauce XO et radicchio » (32 $). Pour ceux qui se posent la question, la sauce XO est une spécialité de Hong Kong faite de crevettes et coquilles Saint-Jacques séchées, de jambon fumé, d’ail et de piment. C’est censé être une explosion de saveurs en bouche, mais ce n’était pas le cas ici. Le homard, légèrement fumé, était caché sous des lamelles de radicchio grillé. Le plat était bien exécuté, mais sans créativité. Là encore, l’ensemble était déprimant et dépourvu de tout enthousiasme. Dommage, parce qu’on sent bien que le chef maîtrise la technique, mais on le voudrait plus joyeux, plus créatif dans son approche. On n’aurait pas non plus dit non à une fourchette à fruits de mer ; ça aurait été plus pratique pour décortiquer la malheureuse demi-queue de baby homard arraché à la mer prématurément, mais on fera sans. 

Tout ceci m’amène en fait à penser que j’ai été bien trop gâtée par le passé, par des chefs qui n’auront jamais d’étoile, mais qui font tout aussi bien la cuisine, sinon mieux, et certainement de façon plus généreuse. Matta Brados des Enfants Gâtés me manque. Adrien Derenzis de La Part des Anges me manque. Vincent Florizoone de la Brasserie Albert me manque. Les merveilleux chefs de la Table Kobus ou de l’Auberge des Moissons, qui font une cuisine honnête, créative et pleine de joie me manquent. Je pense souvent avec nostalgie à leurs plats et à la beauté qu’ils y déploient. 

Heureusement, ici, il y a aussi des milliers de magnifiques restaurants, de la microscopique salle à quatre tables de chez Marwin à l’extravagance de la T. Brasserie, en passant par le comptoir de chez Miznon, et tant d’autres — des restaurants où la cuisine est savoureuse, le personnel aux petits soins indépendamment du prix des plats, et où s’insuffle un peu de vie dans l’assiette. Malheureusement, Estela ne fait pas partie de ces restaurants-là. 

Nous finissons sur une assiette de fromages (24 $) tout aussi remarquable que le reste— c’est à dire aucunement. Le vin tarde à arriver, et nous le finissons bien après avoir avalé le dernier morceau de fromage, dans des verres qui goûtent le lave-vaisselle. Les fromages, ça ne manquera pas de faire rire mes amis français et belges, sont les suivants : un chèvre mi-crayeux, de la Tête de Moine (je n’ai pas résisté à la tentation d’envoyer une photo à mon beau-frère qui en découpe tous les dimanches à l’apéro), et de la Mimolette. En accompagnement, une marée jaunâtre de sirop d’agave, et les trois-quarts d’une date. Voilà, c’est le clou d’un spectacle fort peu divertissant ; on est venu pour voir Beyoncé et on repart en ayant vu Mireille Mathieu.

Avant que nous ayons eu le temps de dire ouf, et pendant que nous réfléchissions à prendre ou non un café, le serveur nous apporte une addition que nous n’avons pas demandée ; il est temps de libérer la table, d’autres clients attendent leur tour. C’est comme ça ici. L’addition, il faut le mentionner, est moins élevée que nous l’imaginions, mais si la seule chose positive à dire d’un étoilé est qu’il n’est pas cher, c’est qu’il y a quelque chose qui cloche. 

Dans l’ensemble, l’expérience était bizarre et inconfortable. Je m’interroge, par exemple, sur la volonté inébranlable du chef de servir, comme si elles étaient des tapas, des assiettes qui sont très manifestement des plats individuels destinés à être mangés par une seule personne ; leur construction n’indique en rien qu’ils ont été conçus pour être partagés. Je repense également au serveur, et son air de dégoût à chaque fois qu’une femme avait l’audace de lui adresser la parole, à mon voisin de table, pratiquement assis sur mes genoux, et à tout ce temps gaspillé à attendre des plats décevants dans une ambiance anxiogène. Je n’en tire aucune conclusion utile, sinon qu’à New York comme ailleurs, certains restaurants ne sont pas à la hauteur de leur réputation, et que les voies du Guide Michelin restent encore et toujours impénétrables. 

En chemin vers la station de métro, j’essaie de démêler ce qui est culturel (le bruit, la prétention comique) de ce qui ne l’est pas (la lenteur du service, la fadeur des goûts). Pour oublier, nous allons manger une île flottante chez Cognac — c’est toujours ça de pris. La prochaine fois, nous irons fêter notre anniversaire de mariage avec un steak et une pinte chez Granny Annie’s ; au moins là, on est sûr que c’est bon, et ça nous fera gagner du temps. 

Textes et images ©Carnets new-yorkais.

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