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Choc culturel

S’il y a bien une chose que j’ai apprise sur moi-même en faisant un doctorat, c’est que me référer à la théorie, quelle qu’elle soit, quand il se passe quelque chose dans ma vie, quoi que ce soit, me permet de trouver du réconfort. La théorie me permet de me sentir moins seule, parce que son existence signifie qu’en fait, mon expérience est tellement répandue que quelqu’un, voire plusieurs personnes, a pris le temps de l’étudier et de la mettre sur papier. Je vois bien l’ironie dans cette pratique qui consiste, pour une catholique qui a tourné le dos à la religion, à chercher des réponses dans les textes, mais comme dirait mon copain Maxence dans ses moments de philosophie, « nous sommes tous tributaires de nos atavismes ». 

Si vous avez lu l’entrée de mon journal du 21 mars, il ne vous aura sans doute pas échappé que j’avais traversé une mini crise existentielle de dix minutes à Grand Central Terminal. Je suis au regret de constater que si je n’avais pas été si fatiguée par le décalage horaire, j’aurais sans doute été mieux équipée pour identifier plus rapidement le phénomène qui était en action, à savoir le choc culturel. Je n’ai finalement compris qu’hier soir ce qu’il s’était passé, et comme tout bon rat de bibliothèque qui se respecte, je me suis tournée vers les écrits de ceux qui ont un jour eu la bonne idée de se pencher sur cette manifestation de la nature humaine. 

En 1995, Paul Pedersen, un professeur en sciences de l’éducation de l’Université de Syracuse à New York (tiens, tiens !) s’est intéressé à la question du choc culturel à travers près de 300 récits d’étudiants internationaux au prisme de leur développement cognitif dans le cadre socioculturel d’accueil. Il en a dégagé une hypothèse appelée The Five Stages of Cultural Shock (« Les cinq étapes du choc culturel »), qui n’est pas sans rappeler le concept pop culturel fort contesté des cinq étapes du deuil. 

Mais tout d’abord, intéressons-nous à ce qu’est exactement le choc culturel, et voyons un peu la définition que nous en propose Pedersen : 

Le choc culturel est le processus initial d’ajustement à un environnement inconnu. En tant que concept psychologique, il désigne ce processus d’ajustement à travers les effets émotionnels, psychologiques, comportementaux, cognitifs, et physiologiques qu’il peut avoir sur les individus. Dans le contexte multiculturel, ce choc prend la forme de l’apparition plus ou moins soudaine d’un état indéterminé d’incertitude où les individus ne sont pas sûrs de ce que l’on attend d’eux ni de ce qu’ils peuvent attendre des autres […]. Les signaux de communication d’ordinaire familiers disparaissent, ou sont investis d’un nouveau sens, ce qui a pour résultat de plonger les individus dans des états allant du vague inconfort à la désorientation profonde.

Pedersen, Paul, 1995, The Five Stages of Culture Shock: Critical Incidents Around the World (Westport/Londres : Greenwood Press), p. 1 ; ma traduction.

Cette définition est intéressante, car elle suggère divers degrés de réaction au choc culturel en fonction des personnes et du contexte dans lequel elles évoluent, et dans son évocation des « signaux », elle fait la part belle aux langues et aux modes et canaux de communication, ce qui me paraît tout à fait crucial à l’aune de mon expérience personnelle, ici et lors d’autres voyages. 

Remarque #1 : Je me sens obligée d’attirer votre attention sur le fait qu’il est ici question de « choc culturel », l’expérience personnelle d’un individu confronté à une culture à laquelle il n’est pas habitué, par opposition au « choc des cultures », un ramassis d’âneries dont se sert l’extrême-droite pour justifier ses positions xénophobes.

Selon Pedersen, les cinq étapes du choc culturel sont les suivantes : 

  1. La lune de miel, où la personne fraîchement débarquée est à la fois enthousiaste et curieuse, comme un touriste, et où son identité fondamentale est toujours bien ancrée dans sa culture d’origine.
  2. La désintégration, celle des signaux familiers, au cours de laquelle l’individu est submergé par les exigences de la nouvelle culture. Au cours de cette phase, il fait l’expérience d’un sentiment d’inaptitude personnelle qui se traduit par de la culpabilité.
  3. La réintégration, à savoir l’intégration des nouveaux codes et, en conséquence, une augmentation du sentiment de compétence à fonctionner dans la nouvelle culture. À ce stade, la personne fait traditionnellement preuve de colère envers les normes de sa culture d’accueil car elle lui paraît inutilement compliquée par rapport à sa culture d’origine. Pedersen note que les personnes qui se trouvent dans cette phase du choc culturel sont particulièrement difficiles à aider en raison même de la colère qui les habite.
  4. L’autonomie est la conclusion naturelle de la réintégration dans la mesure où l’individu est à ce stade capable de voir le bon et le mauvais à la fois dans la culture d’accueil et dans sa culture d’origine ; une perspective plus équilibrée émerge.
  5. L’interdépendance est le stade final du choc culturel, dans lequel la personne peut fonctionner de manière fluide dans les deux cultures ; elle atteint en quelque sorte une forme de « bilinguisme culturel ». Ceci étant, l’existence de l’interdépendance culturelle reste sujette à débat, et il convient de nuancer le propos en insistant sur le dynamisme du procédé, où chacune des deux cultures prend le pas sur l’autre à tour de rôle et en fonction des circonstances.
Adapté de Pedersen, Paul, 1995, The Five Stages of Culture Shock: Critical Incidents Around the World (Westport/Londres : Greenwood Press), pp. 14-261 ; ma traduction.

Je pense à présent que ma crise de larmes a Grand Central a été une manifestation de la phase de désintégration. De plus, Pedersen note qu’en parallèle, une forme de deuil des relations dont les participants sont restés dans le pays d’origine de l’individu peut avoir lieu. Il me semble en effet évident que la solitude que j’ai ressentie à ce moment-là et qui a soudain rempli tout l’espace ne pouvait être autre chose que le manque des miens, tout simplement, compliquée par la frustration que j’ai ressentie face à l’étrangeté des codes de communication.

Je ne sais pas combien de temps durent ces phases, mais dans la continuité des recherches de Pedersen, deux autres chercheurs, Louise Stewart et Peter Leggat ont établi en 1998 une liste de symptômes du choc culturel qui permet d’évaluer plus ou moins dans quelle phase du processus on se situe :

  • Fatigue due à l’effort nécessaire à l’adaptation à un nouvel environnement
  • Impression de manque vis-à-vis de la famille, des amis, de l’emploi, des possessions matérielles, et du statut social ; sensation de deuil
  • Rejet des/par les membres de la culture d’accueil
  • Sentiment de confusion par rapport aux rôles, aux attentes, aux valeurs et à l’identité propre
  • Surprise, anxiété, voire dégoût et indignation face à la découverte des différences culturelles
  • Sensation d’impuissance en raison de l’incapacité personnelle à gérer la situation
Adapté de Stewart, Louise and Leggat, Peter, 1998, “Culture Shock and Travelers”, Journal of Travel Medicine, Vol. 5/2, pp. 84–88 ; ma traduction.

Je pense que c’est l’impression de rejet par les membres de la culture d’accueil parce que je n’ai pas les mêmes codes de communication qu’eux qui m’a amené à l’anxiété. Dans l’ensemble, les New-Yorkais sont des gens pressés, stressés, dont la communication est de facto limitée à l’essentiel, parce qu’ils ont tout simplement autre chose à faire. Cependant, il n’est pas rare de rencontrer des gens qui sont à la recherche d’interactions sociales et qui trouvent du plaisir dans les échanges. Il me semble qu’à cause des mécanismes de renforcement du cerveau, j’ai eu tendance à voir davantage ceux qui refusaient la communication que les autres, parce que même si nous aimons occasionnellement être surpris, la nature humaine est telle que nous filtrons les informations que nous recevons à la recherche de la confirmation de nos intuitions ou de nos peurs (comme dans le cas des superstitions, par exemple), car il est difficile d’admettre que nous n’avons pas toujours le contrôle sur tout.

Il s’avère, au fond, que je suis une créature bien plus sociale que je voulais jusque-là l’admettre, et il m’aura fallu une expérience au cœur même de la culture de l’individualisme pour m’en rendre compte. Je suppose que ça ira mieux quand je me serai trouvé une petite communauté ici.

Si ça vous intéresse, un autre auteur, John Berry, s’est penché sur les différents types d’acculturation, qui sont les formes d’adaptation que l’on peut rencontrer dans les phases finales du choc culturel :

  • L’assimilation : l’individu remplace sa culture d’appartenance et ses traditions par la culture et les traditions de l’environnement dans lequel il se trouve
  • La séparation : l’individu refuse les cultures et traditions de son nouvel environnement et s’exclut de la communauté locale
  • La marginalisation : l’individu échoue à la fois à s’intégrer et à conserver sa culture d’origine
  • L’intégration : l’individu maintient les valeurs et les traditions de sa culture d’origine tout en acceptant et en participant activement à la culture et aux traditions de son nouvel environnement ; il devient alors biculturel
Adapté de Berry, J.W., 1997, “Immigration, acculturation and adaptation”, Applied Psychology, Vol. 46, pp. 5-68 ; ma traduction.

Sans entrer dans les détails, le choix d’une sorte d’acculturation ou l’autre peut en partie être le fruit d’une décision consciente, mais il dépend aussi de la manière dont est construite notre propre perception de notre identité, qu’on la conçoive comme la somme de nos expériences, notre fonction dans la communauté à laquelle nous appartenons, un chemin d’apprentissage, l’intersection d’identités multiples en fonction du contexte social, ou comme un élément d’une relation plus vaste entre le local et le global— et dans quelles proportions ces définitions de l’identité dominent nos attitudes dans des situations de rencontre avec l’étranger (en tout, en partie, ou à géométrie variable).

Toutes ces théories, organisées bien proprement en listes et citations, offrent un cadre de réflexion pertinent, car il permet d’identifier la nature des émotions que je traverse. Mais l’existence est chaotique, et tout n’est pas toujours rangé de façon aussi nette dans la réalité. En ce qui me concerne, j’ai toujours été partisane de l’acceptation du chaos, et du peu de contrôle que nous avons sur les choses. Ce n’est pas grave : je sais au moins que lorsque je suis frustrée, c’est à cause du choc culturel, et que je dois accepter la culpabilité, puis la laisser s’écouler, afin de rediriger mon énergie vers l’adaptation à mon nouvel environnement, aussi compliqué soit-il.

Texte ©Carnets new-yorkais, photo d’en-tête par Charles Parker.

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